Poutine à Saint Nazaire

https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/09/12/les-encombrants-mistral-de-saint-nazaire_4486627_3234.html

Alors que les marins russes sortiront pour la première fois en mer, samedi à bord du « Vladivostok », la ville qui a construit les deux navires vendus par la France à la Russie n’a guère d’états d’âme.

Par Ariane Chemin

Publié le 12 septembre 2014 à 15h55 - Mis à jour le 12 septembre 2014 à 18h06 

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Sur le port de Saint-Nazaire, on ne voit que son « îlot », cette tour totalitaire qui émerge d’un paysage de grues, d’engins de levage et de portiques, signalant à la ville entière le porte-hélicoptères amarré dans les eaux huileuses de l’arsenal. Son nom se déchiffre entre les barbelés, sur l’étrave, en cyrillique : Vladivostok. Un pope orthodoxe est venu jusqu’au quai de Penhoët baptiser ce monstre de 200 mètres de long. Un peu plus loin, dans un bassin de cale sèche, son cadet, le Sebastopol, est aussi promis au Kremlin. Deux « bateaux gris », comme disent les chantiers navals pour parler de ces bâtiments militaires. Deux écueils pour la diplomatie européenne, décidée à élargir ses sanctions contre Vladimir Poutine, alors que le Vladivostok annonce ses premiers essais en mer.

Mistral ? BPC ? Preuve de l’embarras général, personne n’appelle ces bateaux du même nom. Les maîtres d’œuvre des navires parlent de « bâtiments de projection et de commandement ». En français courant, de véritables citadelles maritimes, capables de transporter et de débarquer hommes, blindés, chars, et de servir de base à des opérations commandos. Le plus gros tonnage français après le porte-avions Charles-de-Gaulle. Si la Russie avait compté un Mistral dans sa flotte en mer Noire, en 2008, « elle aurait pu mener sa guerre en Géorgie en quarante minutes au lieu de vingt-six heures », avait regretté un jour l’amiral russe Vladimir Vissotski.

« PUTAINS DE MISTRAL »

Le contrat de vente a été signé en 2011, sous Nicolas Sarkozy, bien avant la décision de Vladimir Poutine d’ouvrir les hostilités avec l’Ukraine, d’annexer la Crimée et d’encourager le séparatisme des républiques fantoches de Donetz et de Lougansk. Avant, aussi, ce missile sol-air tiré sur un Boeing de la Malaysia Airlines, en juillet. Mais François Hollande n’a aucune envie de revenir sur ce contrat de 1,2 milliard d’euros. « Putains de Mistral », dit-on à l’Elysée, où l’affaire commence à prendre un mauvais tour. A Bruxelles, les Etats membres de l’OTAN n’en reviennent toujours pas que Paris ait pu vendre ces navires de guerre à un pays menaçant leur sécurité. Et, à Washington, Barack Obama ne décolère pas contre le président français.

......

Dimanche 7 septembre. Sur le quai de Penhoët, à la poupe du Vladivostok, un petit groupe de cinquante manifestants. Drapeaux ukrainiens, badges «#No Mistral for Putin », et, sur la poitrine, le ruban jaune et bleu. A leur tête, un chef d’entreprise nantais, Bernard Grua. C’est lui qui ferraille, seul ou presque, contre la vente des porte-hélicoptères au Kremlin. Ses maigres troupes ont appris par cœur la fiche Wikipédia des navires : un Mistral peut transporter 750 hommes de troupe, 16 hélicoptères, le char Leclerc, des barges de débarquement et des moyens d’assaut amphibies, récitent-ils. Sur Google Maps, ils visitent, quai par quai, les ports stratégiques de l’Ukraine. « Votre ville qui a été rasée par les Allemands, harangue Bernard Grua. Le jour où les Mistral seront devant Marioupol, avec marqué made in France dessus, ceux qui n’auront pas protesté feront partie des collabos ! »

A la proue du Vladivostok, même heure, autre rassemblement, à l’appel des « Mistral gagnons » – presque comme les bonbons et la chanson de Renaud. Un faux nez du Front national. Jean-Claude Blanchard, le porte-parole, est un ancien soudeur de LO, syndicaliste à la CGT devenu chef du groupe FN à la mairie de Saint-Nazaire : trajectoire symbolique qui raconte, à elle seule, la prise des docks par l’extrême droite. A ses côtés, Christian Bouchet, responsable du Front à Nantes. Editeur à ses heures, ce théoricien ultra a fait récemment traduire en français Alexandre Douguine, philosophe ultranationaliste qui passe pour l’idéologue caché de Poutine. Un Douguine qui rêve de voir « l’Ukraine purgée de ses imbéciles et de cette race de bâtards ».

ET S'IL SE RETOURNE CONTRE NOUS ?

Dans les rangs des « pro-Mistral », une femme porte la croix de Saint-Georges, symbole des défenseurs de la patrie russe. Côté « anti », des drapeaux lituaniens, un polonais et celui des ultranationalistes ukrainiens, rouge et noir. Mais on trouve des fanions semblables de part et d’autre, comme le gwenn ha du, la bannière bretonne bien connue, ou ce kroaz du, fanion historique de la Bretagne récupéré par l’extrême droite. Sous ce fatras d’oriflammes, un précipité du XXIe siècle où régionalismes et abcès identitaires se superposent, se contredisent et s’insultent, rançon du silence assourdissant des partis.

Que faire, quand on est maire socialiste de Saint-Nazaire, sinon suivre la godille de François Hollande et naviguer au près ? Chacun ici sait que, passé le 31 octobre, la France devra payer de très lourdes pénalités si le « Vladi » n’est pas livré. L’UMP locale a aussi renoncé à manifester : à Paris, le parti s’est soudain souvenu qu’Alain Juppé avait signé lui-même le contrat des Mistral. Une seule voix forte s’élève, en Bretagne, contre Poutine : celle du patron de Ouest-France. « Et si le Vladivostok, déjà armé, se présente dans quelques semaines en mer Noire ?, demande François-Régis Hutin. Et si un jour il se retourne contre nous ? »

Les marins russes doivent embarquer sur le « Vladi », samedi 13 septembre, à 4 h 30 du matin, pour un premier essai en mer. « L’heure du KGB et du premier assaut sur Maïdan », soupire Bernard Grua. Mercredi, la sortie avait été annulée. Dans les bars, on se rappelle l’affaire des vedettes de Cherbourg. Cinq lance-missiles avaient été détournés par le Mossad, dans la nuit de Noël 1969, bravant l’embargo du général de Gaulle après la guerre des Six-Jours. « Vous allez voir, les bateaux russes ne vont jamais revenir », plaisantent les ouvriers du port.

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